L’héritage de la Fish Life
Après un développement discret et une commercialisation peu fructueuse au Japon, de rares Fish Life partent aujourd’hui pour des montants exorbitants lorsqu’elles apparaissent sur eBay[59]. Quel a été le parcours de cette plateforme ?
En tant que console de salon, la Fish Life ne s’est jamais démocratisée, loin de là. Cela peut être dû à de nombreux facteurs, telle la présence du système dans les conventions centrées sur l’arcade au lieu des salons de jeux vidéo plus classiques, la publicité qui en parle comme d’un produit de luxe à usage professionnel, le prix exorbitant de la console à sa sortie, sa distribution cantonnée au sol japonais, le concept du jeu en lui-même, ou encore l’annonce par Isao Okawa de l’interruption du développement de hardware chez Sega. Explorons quelques-unes de ces pistes et passons en revue ce qui reste de l’héritage de la Fish Life.
Sans s’étendre sur la stratégie de Sega à la fin des années 1990 et au tournant de l’année 2000, à cette époque la société va mal. Achetée par CSK Holdings en 1984, la firme japonaise est endettée et se rend peu à peu compte qu’elle ne parvient plus à rivaliser avec ses concurrents directs, notamment Nintendo, entreprise rivale de longue date, et le nouveau venu Sony. Pour Sega, les grandes installations arcades dans les centres de divertissements spécialisés demeurent l’une des activités les plus rentables de l’entreprise, et cela principalement au Japon. Il est donc normal de voir un studio comme le Sega R&D AM5 être sollicité pour des projets d’envergure. Or, la Fish Life est un ovni dans le monde de l’arcade, et ce dès la conception de son prédécesseur Aquarena. Ne nécessitant pas d’argent pour fonctionner et ne proposant pas de parties rapides, mais plutôt une fresque sous-marine contemplative, Aquarena est un concept aux antipodes des mécanismes inhérents aux machines d’arcades[78]. De la même manière, la Fish Life est décrite comme une Dreamcast de luxe, vendue extrêmement cher, qui ne sert à faire tourner qu’un type de software très spécifique, lui aussi plus décoratif que réellement ludique[16]. La stratégie de communication de Sega fut un échec lors de la promotion de la Fish Life dans les salons centrés sur l’arcade puisque les personnes extérieures au projet semblent ne pas avoir compris ce qu’elle était, ni ce qu’elle faisait là-bas[78]. Une stratégie marketing hasardeuse donc, qui peut expliquer en partie le très faible succès de la machine.
De la même façon, le ciblage d’un public très spécifique – une niche de professionnels, qui plus est dans la restauration, l’hôtellerie et les aquariums[38] – a certainement contribué à une assez large échelle au désintérêt du public. Nous verrons que cela a tout de même « sauvé » la Fish Life et l’a empêchée de finir oubliée à jamais dans les méandres de l’histoire, mais d’un point de vue commercial, le peu de publicité accompagnant la machine n’allait en aucun cas l’aider à se vendre par milliers. Du côté du consommateur lambda, censé être le public cible de la Fish Life[11], il faut ajouter à cela le prix élevé de 498’000 yens de l’époque – qui revient à l’époque à environ 4’240 CHF – pour une console censée ne servir à exploiter qu’un unique type de jeu. Vu ainsi, il n’est pas étonnant que le public cible de Sega soit les professionnels puisqu’il est difficile d’imaginer un intérêt de la part d’un public plus large à mettre la main au portefeuille pour l’acquisition d’un tel objet.
Néanmoins, c’est ce ciblage qui va rendre à la console accessible à toutes et tous dans le courant des années 2000, puisqu’on annonce, dès sa sortie, son utilisation à venir dans un restaurant de sushis de la chaîne Kura[31]. Cette dernière développe alors, en collaboration avec Sega, des succursales dans lesquelles la Fish Life est modifiée pour permettre à la clientèle de commander des sushis directement depuis l’écran de la console en touchant le poisson concerné[71]. Ce système, appelé タッチでポン (Touch with Pon!)[66], est mis en place en février 2001 dans le restaurant Kura du district Senboku, dans la préfecture d’Osaka, pour la somme de 25 millions de yens[71], soit environ 212’950 francs suisses de l’époque. Cette façon de faire mélangeait, selon Sega, les aspects ludiques, éducatifs et commerciaux du système Fish Life, en laissant notamment aux clients et clientes la possibilité d’obtenir des informations sur les poissons qu’ils consomment[13]. Cette utilisation de la Fish Life dans un cadre professionnel oblige le studio de développement à mettre à jour le software, ajoutant de nouveaux animaux marins comme des pieuvres et des mollusques[16] et maintenant ainsi le système à jour pendant plusieurs années[24]. Aujourd’hui, la base matérielle de la Fish Life a été remplacée par des iPads. De la même façon, le restaurant Fish On Chips, qui aurait inspiré le lancement de la Fish Life, change sa base matérielle au tournant des années 2010[79,80].
Dans la restauration toujours, la Fish Life a également servi à la branche japonaise de la firme McDonald’s avec l’introduction, en 2001, du マクドナルドのタッチであそぼ! (Let’s play with McDonald’s touch!). Ici, pas moyen de commander de la nourriture, puisque la chaîne de restauration rapide vise les enfants âgés d’un à dix ans ; c’est l’aspect ludique de la Fish Life qui est mis en avant pour divertir le jeune public[51,52]. Les installations se basent sur le hardware de la Fish Life, mais ne proposent pas la gamme logicielle originale du système. L’installation embarque une autre base logicielle, composée de six mini-jeux dans lesquels on incarne tantôt une voiture de police, tantôt un insecte qui se balade dans la nature[72,73,74]. Tout comme le système de commande de la chaîne Kura, les installations basées sur le hardware de la Fish Life dans les restaurants McDonald’s ont fonctionné durant plusieurs années.🐟